Entre frustration ontologique et nihilisme numérique

Début août 2021, un homme de 22 ans a ouvert le feu sur sa mère, puis sur plusieurs passants dans les rues de Plymouth, au Royaume-Uni, avant de retourner l’arme contre lui. Si l’acte, par sa brutalité, pourrait sembler isolé, les déclarations et traces numériques laissées par son auteur suggèrent au contraire une inscription dans une mouvance plus vaste, aussi obscure que méconnue : celle des incels. Depuis quelques années, d’autres hommes ont commis des attaques similaires, notamment aux États-Unis. Leur dénominateur commun est l’identification à une figure qui semble d’abord dérisoire : celle du « célibataire involontaire » — involuntary celibate, ou incel. Le terme peut prêter à sourire. Il désigne pourtant un espace mental et discursif où se conjuguent désespoir, ressentiment, et théorisation viriliste de la souffrance.

Sous des appellations aussi évocatrices que « puceaux du baiser » ou « obsolètes sur le marché amoureux », ces hommes, majoritairement jeunes, cultivent en ligne une vision manichéenne du monde. La société leur apparaît divisée entre dominants sexuels (les « alpha ») et exclus génétiques (eux-mêmes), selon une lecture pseudo-darwinienne des rapports de séduction. Ce réductionnisme biologique, mêlé de fatalisme social et de haine des femmes, fonde une contre-culture virtuelle désormais bien ancrée, qu’on regroupe sous le nom de « manosphère ». La posture victimaire y est centrale. Les incels se pensent opprimés par le féminisme, dépossédés d’un monde qui ne leur accorde plus la reconnaissance ni l’accès au corps féminin qu’ils estiment leur être dus. Avaler la « pilule noire » (black pill) désigne alors le point de bascule : accepter que cette frustration soit inéluctable et que seule une radicalité — repli, suicide, ou passage à l’acte — soit encore possible. Ces communautés, de plus en plus visibles sur les forums et plateformes sociales, sont ouvertes aux formes les plus sombres du ressentiment masculin. Et si elles ne conduisent pas toutes au meurtre, elles participent à un climat général d’hostilité envers l’altérité — et en particulier envers les femmes — dont il serait naïf de sous-estimer la portée.

Pour une présentation plus détaillée, voir l’analyse de Charlie Tye, York Law School, University of York (en français sur The Conversation)

https://theconversation.com/plongee-dans-le-monde-perverti-des-incels-masculinistes-frustres-et-haineux-166383

Commentaire et approfondissements

L’autre comme objet – la communion blessée

Comment tenter de comprendre le phénomène incel ? Il ne s’agit pas ici de se livrer à une explication définitive aux comportements et discours des personnes se réclamant de la mouvance incel, mais de proposer quelques pistes de réflexion, éclairées par un travail antérieur relevant des sciences religieuses et de l’anthropologie spirituelle. Notons bien que toute qualification psychiatrique ou judiciaire relève d’autres champs ; or mon propos ici est autre : tenter de penser ce qui, dans certaines configurations modernes, empêche une rencontre véritable avec l’autre et avec soi-même.

Pour ce faire j’en appellerai ici à Évagre le Pontique, père du Désert (moine) du IVe siècle, l’un des plus lucides observateurs de l’âme humaine. Pour être bref, Evagre a été à son époque un précurseur sur l'explication et l'analyse du vice et de la vertu, des démons et des anges, des phénomènes psychologiques et psychosomatiques. Ses écrits ont profondément influencé de nombreux théologiens et écrivains monastiques, y compris Jean Cassien, Denys l'Aréopagite, Maxime le Confesseur, Jean Climaque, Isaac de Ninive et Siméon le Nouveau Théologien.

Dans son Traité des huit esprits de malice, il décrit les logismoi comme des pensées-passions récurrentes qui « troublent la partie spirituelle de l’âme et l’orientent vers des images illusoires » (Peri logismōn). Ces pensées, loin d’être des fautes morales, sont des enfermements dynamiques : elles nous coupent du réel, de l’autre, de Dieu. Or, ce que l’on observe dans la rhétorique incel, comme dans nombre de discours virilistes et réificationnels, c’est précisément ce glissement : l’autre est réduit à son corps, et ce corps devient à son tour un objet de transaction, un signe de valeur, un bien refusé. C’est le règne de la comparaison, du calcul, de l’envie ; et de l’autre comme chose. À cet égard, les incels apparaissent comme l’exacerbation d’un mal plus vaste : celui d’une génération immergée dans un environnement numérique saturé, où la subjectivité se forme sous l’empire de la visibilité, de la mesure, de la jouissance immédiate.
Dans cette perspective, le logismos de la porneia chez Évagre est central. Non pas parce qu’il désignerait une sexualité désordonnée au sens moral du terme, mais parce qu’il décrit ce moment où la sexualité devient une fuite ; non plus une rencontre, mais une illusion de fusion, une obsession du corps de l’autre… sans l’autre. Une tension sexuelle qui isole, qui enferme. Le sujet ne cherche plus à aimer, mais à posséder ; non plus à s’ouvrir à l’altérité, mais à jouir d’une image.
Évagre le souligne : la porneia n’est pas l’union de deux êtres dans l’amour, mais le fantasme érigé en monde. Une manière de traiter l’autre (et donc soi-même) comme un simple instrument de satisfaction. Comme l’écrit Gabriel Bunge, « lorsque l’homme cesse de voir l’autre comme une icône du visage divin, il commence à le réduire à un objet de besoin ou de dégoût » (La sobriété des pensées, Chevetogne, 1997). Ce logismos s’accompagne souvent de ses compagnons intérieurs : la lupé (tristesse), l’orgé (colère), et l’hypséléphania (orgueil). On passe alors du fantasme à la rage, de la frustration à la haine. Le monde devient injuste, l’autre devient coupable, et soi-même devient victime.

Cette vision du monde ne peut être redressée que par un retournement du regard : ce que les anciens appelaient la chasteté ; non une simple continence, mais un respect radical, une manière de voir autrement. Ne pas poser sur l’autre le regard que l’on pose sur les choses ; ne pas saisir, mais accueillir ; ne pas décortiquer, mais se tenir dans la pudeur du mystère. Jean-Yves Leloup l’écrit admirablement :

« Ne pas poser sur eux le regard que l’on pose sur les choses ; les palper avec les mains ou les disséquer avec l’esprit, c’est la même attitude. La chasteté restitue à l’être personnel son mystère, son altérité non “consommable” ; la personne est un être de communion, de relation, non un être de consommation – Jean-Yves Leloup, Écrits sur l’hesychiasme, Albin Michel, Paris, 1990, p. 64.

Et il ajoute : « la véritable chasteté ne s’obtient pas en ayant peur d’aimer, mais au contraire en aimant davantage. C’est-à-dire en respectant l’autre, dans son caractère transpersonnel […] dans son altérité non réductible à nos manques et à nos désirs. » Or, cette attitude intérieure n’est pas réservée à une élite spirituelle : elle est une exigence humaine. L’inverse de la consommation de l’autre, c’est la communion ; non au sens religieux ici, mais au sens d’une relation dans laquelle l’autre ne m’est pas donné pour combler mes manques, mais pour me faire sortir de moi. Et c’est précisément cette sortie de soi qui fait aujourd’hui défaut. La proposition de l’horizon numérique qui enveloppe bon nombre de jeunes les fait se développer et grandir dans un monde d’images, de sollicitations, de stimulations permanentes, qui entretiennent une forme d’enfermement psychique. J’ai proposé, dans un mémoire de recherche, de lire ce phénomène à la lumière du terme d’enfermement ontologique : pour résumer brièvement, le sujet numérique est un sujet capté, dispersé, replié sur un présent sans transcendance ; il lui manque un dehors. Il lui manque l’autre comme énigme, comme altérité vivante, comme parole.

On retrouve ici les analyses de Byung-Chul Han, lorsqu’il écrit :

« Ce qui est pathogène aujourd’hui, ce n’est pas la répression, mais l’excès de positivité. Trop de lisse, trop de visible, trop de performant. L’autre, avec sa négativité et son altérité, disparaît. – La société de la transparence, Éd. L’Herne, 2013, p. 31.

Le phénomène incel n’est peut-être à cette lumière que la partie émergée d’un iceberg. Une forme extrême, visible, spectaculaire, d’une violence plus diffuse : celle qui s’exerce contre tout ce qui ne se laisse pas posséder. On l’observe dans la haine du féminin sur les réseaux sociaux, dans l’agressivité envers toute parole qui ne se plie pas aux codes virilistes, dans l’incapacité croissante à supporter la frustration, la nuance, le refus. Le monde numérique, avec ses effets d’anonymat et de polarisation, offre à cette violence un terreau idéal. Ce n’est pas un hasard si l’hostilité y prend souvent pour cible non seulement les femmes, mais plus généralement toute figure de l’altérité : minorités, croyants, corps non normés, paroles vulnérables. Ce qui est attaqué, au fond, c’est la différence. Et avec elle, la possibilité même d’un lien humain.