L’Institut du monde arabe propose, jusqu'au 11 janvier 2026, une exposition aussi informative que subtile consacrée à Cléopâtre. Si les aspects classiques et attendus de ce type de manifestation sont au rendez-vous (notons la belle mise en contexte historique, archéologique, géopolitique de l’époque), c’est la mise en abîme de la richesse et de la complexité des récits ayant façonné l’image de Cléopâtre qui a retenu notre attention. Le parcours révèle en effet une tension narrative sur l'image de la reine d’Égypte : entre damnatio memoriae et réhabilitation, entre mythe sexuel et souveraineté intellectuelle. Ce que l’on a dit d’elle, ce qu’on lui a fait dire, les fonctions qu’on lui a assignées, l'exposition brosse le contraire du portrait uniforme d’une figure antique.
C'est après la bataille d’Actium (31 av. J.-C.), que l’image de Cléopâtre devient instrumentale. Pour Octave, qui deviendra bientôt Auguste, il s’agit de discréditer l’adversaire et de raffermir son pouvoir et les auteurs affiliés au nouveau régime s’en chargent : Virgile la décrit comme une « étrangère abominable », Horace comme une « reine démente », nymphomane, perverse, corruptrice de Marc Antoine ; quant'à Dion Cassius, il ne fait pas mieux. Le pouvoir politique devient ici une scène narrative : on fabrique une reine dangereuse pour mieux sacrer un empereur sauveur. Les historiens modernes l’ont depuis bien (r)établi : ce récit n’est pas neutre ; il repose avant tout sur la réduction d’une femme d’État à son corps et à sa sexualité, il s’agit alors de la renvoyer hors du champ politique, hors de la rationalité romaine. Redoutable résistante et adversaire, elle doit être réduite à l’autre, à l’Orientale, l’excessive, celle qu’il fallait faire taire.
Mais l’écho de cette propagande ne franchit pas toutes les frontières. Dès le VIIIᵉ siècle, d’autres récits émergent, portés par des auteurs arabes et coptes. Jean de Nikiou, évêque égyptien, reprend à son compte une tradition orale favorable à Cléopâtre : elle y est décrite comme dirigeante politique avisée, soucieuse de protéger son peuple. L’historien égyptien Ibn'Abd al-Hakam (803–871) lui attribue l’édification d’une muraille autour de son royaume. Al-Mas’udi (vers 896–956) la présente comme une philosophe et une érudite. D’autres vont plus loin. Ibn al-Nadim, bibliographe de Bagdad, mentionne un Livre de la reine Cléopâtre, traité d’alchimie, et lui prête des contributions aux sciences médicales et mathématiques. Murtada Ibn al-Khafif (vers 1200) la dépeint en femme libre, préférant la mort à la domination étrangère. Dans ces textes, Cléopâtre n’est ni muse ni tentatrice : elle est stratège, scientifique, bâtisseuse, souveraine. L'exposition nous dévoile une mémoire savante et politique, ignorée par l’Occident, notamment mise en lumière par l’historien Okasha El-Daly. Dans ses travaux sur les sources arabes, il a mis en lumière cette autre tradition, longtemps négligée par l’égyptologie occidentale.
« Qui voudra connaître à plein la vanité de l'homme n'a qu'à considérer les causes et les effets de l'amour. […] Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé »
— Blaise Pascal - Pensées [1]
Réécrire pour mieux voir
Au delà du recueil et de la mise en valeurs de source littéraires, l’artiste Esmeralda Kosmatopoulos convoque de façon esthétique cette mémoire en revenant aux textes fondateurs (ceux de Plutarque, de Flavius Josèphe, de Cassius) pour en souligner les distorsions. Pour ce faire elle prend notamment Pascal au pied de la lettre grâce à son œuvre sur les cinquante nez de Cléopâtre. Une autre oeuvre lui permet de réécrire ces récits dans ses propres mots ; non pour nier leur existence, mais pour rappeler leur fonction : raconter une histoire, non l’Histoire. Qui écrit ? Pourquoi ? Et au service de quoi ? Sa démarche n’est pas seulement artistique : elle est historiographique. Elle s’inscrit dans une ligne de réflexion sur les récits de pouvoir, leur transmission, leurs silences. Enfin, l’exposition fait entendre des voix contemporaines : cinq artistes femmes, réunies autour d’un geste commun destiné à redonner à Cléopâtre la complexité qu’on lui a retirée. La sortir de l’image hypersexualisée pour la restituer comme femme d’État, stratège, intellectuelle. Une femme dont l’autorité ne se limite pas aux alliances qu’elle a nouées, mais à la manière dont elle a gouverné, résisté, pensé.
Se référant à la fameuse citation de Pascal, l'artiste Esmeralda Kosmatopoulos réduit l’évocation de la souveraine à cette seule partie de son anatomie. Elle réalise cinquante sculptures de nez des «Cléopâtre» – première image –issues des représentations picturales des plus marquantes que l'on retrouve dans la selle des peintures (de l'exposition). Ainsi met-elle en lumière l'aspect réducteur de l'importance accordée au physique de cette figure historique majeure.
La renommée de Cléopâtre, rappelle l’exposition, dépasse désormais celle des hommes qui l’ont combattue. Elle réapparaît, de siècle en siècle, dans un entrelacs d’images et de récits, toujours recomposés, toujours réappropriés et dans cette survivance, elle n’est plus l’objet du regard masculin : elle devient sujet de son propre mythe.
[1] Voici le fragment 46 complet des Pensées de Pascal. « Condition de l’homme : inconstance, ennui, inquiétude. Qui voudra connoître à plein la vanité de l’homme n’a qu’à considérer les causes et les effets de l’amour. La cause en est un je sais quoi (Corneille) ; et les effets en sont effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose qu’on ne peut le reconnoître, remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier. Le nez de Cléopatre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre auroit changé.»